mercredi 10 juin 2009

Manque d'imagination

J'ai lu récemment une entrevue avec Alan Moore (dans le magazine Bang!, numéro 5, 2004) où celui-ci, à un certain moment, déplore le manque d'imagination dont ont fait preuve les créateurs - et scénaristes subséquents - de récits de super-héros, qui ont ressassé les mêmes propos et situations narratives jusqu'à créer, en un laps de temps assez court, un bassin immense de clichés éculés et exploités jusqu'à en extraite toute saveur. La fadeur règne en maître dans le monde du comics de super-héros.

Les exceptions à la règle sont très rares, et sont rapidement devenus emblématiques: Watchmen, The Dark Knight Returns, Arkham Asylum, The Killing Joke, Kingdom Come... et j'en passe, bien évidemment, mais j'insiste sur la notion d'exception qui fait de ces oeuvres des classiques au milieu d'un océan de mièvrerie.

J'ai fait la ronde des colloques depuis le début de l'année en abordant Watchmen et The Dark Knight Returns. Voici ce qui peut en ressortir rapidement : Watchmen est exceptionnel parce qu'il s'efforce de sortir des contraintes et barèmes du genre de super-héros jusqu'à en faire un drame psychologique avec des personnages principaux de justiciers masqués (pour faire simple), et dont l'analyse soutenue déborde rapidement des limites du genre (parce qu'étudier la figure du livre, l'utopie ou la menace nucléaire est plus intéressant que d'étudier le statut du super-héros dans cette oeuvre). Le Comics Code a tellement réussi à aseptiser le comics de super-héros que dans le dernier chapitre de The Dark Knight Returns, lorsque Batman fout une droite à Superman, on assiste à un moment d'une telle subversivité qu'en comparaison, mettre une image de pornographie scabreuse aurait probablement été moins offensant, tellement l'idée que Batman puisse vouloir mettre son poing sur la gueule de Superman paraissait invraisemblable et choquante.

Les quelques récits moindrement intéressants publiés par la suite ont voulu reprendre ce qui paraissait naïvement faire le bonheur de ces oeuvres: offrir un traitement plus profond des personnages, ce qui s'est trop souvent traduit par un récit où le personnage principal se transforme en enfoiré aux prises avec des problèmes internes graves. Désolé, mais la surenchère de Miller et l'expansion de Moore et Gibbons étaient des innovations, qu'il était impossible de rééditer et péremptoire de vouloir dépasser.

Je ne voudrais pas dénigrer l'ensemble du genre de super-héros par cette affirmation. Je ne pense pas, de toute manière, que les lecteurs de comics de Marvel, DC et leurs semblables sont à la recherche de grande littérature lorsqu'ils se farcissent les aventures des X-Men ou de Superman à chaque semaine. Je regarde des films d'action et beaucoup de sport à la télévision, et je ne me fais pas croire que je m'adonne à une grande activité culturelle et intellectuelle lorsque je le fais. Il en va de même pour les lecteurs de comics mainstream, et je n'en ferai pas tout un plat.

Ce qui est plus problématique, c'est que la totalité de la BD américaine est associée à la production de récits de super-héros, généralisation compréhensible puisque la vaste majorité de ce qui est en kiosque, et connu du public, confirme cette opinion hâtive. Et comme je me suis mérité à mon insu le titre de "spécialiste de la bédé américaine" récemment, je vis mal avec le fait que cette BD soit assimilée automatiquement à une production pauvre du point de vue littéraire.

La BD américaine, c'est aussi Black Hole, It's A Good Life If You Don't Weaken, David Boring, Optic Nerve, Love's Savage Fury, Love and Rockets, et j'en passe... Mais ça, il faut l'expliquer en long et en large, convaincre son auditoire et surtout, insister sur le fait que la BD américaine n'est pas que du combat en costumes de couleurs éclatantes...

Si je tenais absolument à ne pas être assimilé à la BD de super-héros, me direz-vous, j'aurais probablement pu choisir de ne pas aborder Watchmen et DRK dans mes communications. Et je ne pourrais que me défendre en répondant que:

1-Dark Knight Returns, je l'ai abordé dans un colloque sur la violence, où c'était extrêmement pertinent de le faire, d'autant plus que je mesurais l'oeuvre de Miller à l'aune de l'histoire éditoriale de la BD de super-héros américaine
2- Watchmen est une oeuvre inépuisable, qui peut se relire au moins 10 fois sans s'en lasser, ce qui ne nuit pas quand on compte écrire un mémoire dessus. De plus, c'est un incontournable, un passage obligé et une grande oeuvre qui légitime à elle seule le statut d'art que se mérite de plein droit la bande dessinée.
3- Je ne me plaindrai jamais d'avoir à lire ces deux oeuvres, et je ne regrette pas d'avoir une culture limitée mais respectable du genre de super-héros.

(Ceci dit, j'ai un plan quinquennal et au delà qui m'amènera tôt ou tard à aborder les autres oeuvres mentionnées plus haut.)

Malgré tout, je ne pense pas que je pourrais continuer à trairer de la BD de super-héros très longtemps. Le concept qui en est la prémisse peut permettre des réflexions pertinentes mais pas à l'infini, et du reste, c'est vrai aussi du point de vue de la création que de l'analyse. Il y a des limites à l'imagination.

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Il s'est récemment publié un essai philosophique autour du concept de super-héros. Ce livre (que je lirai probablement un jour) doit être aussi intéressant que la vaste majorité de l'art conceptuel: fascinant lorsqu'on se met à réfléchir autour de l'oeuvre, mais pratiquement une punition quand on doit l'aborder au niveau formel. À la place de l'auteur, je me serais rapidement lassé de lire des aventures de Captain America et je serais rapidement retourné à Platon...